Faut qu'on parle : le bilan d'un drôle de projet

Maison de la Conversation le 23 novembre 2024 - Crédit Marianne Pubill

RAPPEL : de quoi on parle et d’où je parle ?

Je partage avec vous tout ce que j’ai appris en contribuant au lancement de l’initiative Faut qu’on parle : une expérience unique portée par La Croix, le Fonds Bayard et Brut (avec l’appui de la Fabrique du Nous) pour "matcher" et faire se rencontrer EN VRAI des inconnus aux opinions opposées pour une discussion de 2h. Cette 1ère édition en France a réuni près de 6400 personnes. Elle est inspirée d’un projet lancé par un media allemand qui a réuni depuis 300 000 personnes dans le monde (My Country Talks).

Je vous raconte ce que j’ai découvert en tant que membre de l’équipe-projet avec La Croix, le Fonds Bayard et Brut. Je m’appuie sur les nombreux retours des participants qui ont pris le temps de nous écrire spontanément 🙏, les réponses aux questionnaires de feedback, ainsi que l’analyse des profils menée par le sociologue Guillaume Caline.

Je vous raconte aussi une rencontre qui m’a particulièrement marquée avec un des participants : Patrick C. Nos échanges, en ligne, avaient plutôt mal démarré puisqu’il avait épinglé sur les réseaux sociaux un usage de l’écriture inclusive que j’avais (maladroitement) laissé traîner dans les éléments de langage de l’initiative. Voyez vous-même 😬…

Ambiance ! Pour rester cohérente avec tout ce que je dis, je lui ai proposé de nous voir en vrai pour en parler…

C’EST PARTI !

Au programme, les réponses aux questions qu’on m’a le plus posé :

  • Quel est le PROFIL des 6400 participants ? Est-ce que ça ne parle qu’aux “déjà convaincus”, “toujours les mêmes” ?

  • Quel a été l’IMPACT sur les participants, à quoi ça a servi ?

  • Comment ça peut marcher alors que les conversations ne sont pas guidées ?

  • Avez-vous eu des SURPRISES ?

  • Quels sont les DÉFIS et les LIMITES de l’initiative ?

DISCLAIMER : ces analyses n’engagent que ma 🍎 !

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I. QUI A PARTICIPÉ ?

LES CHIFFRES CLEF

Le sociologue Guillaume Caline a analysé le profil des 6400 participants à “Faut qu’on parle”. Voici ce qu’il faut retenir :

  • Age : les participants sont dans l’ensemble plus jeunes que la population française avec un âge médian de 45 ans (49 ans pour la population adulte française). Avec une forte sur-représentation des 25-50 ans par rapport à la population française. Mais globalement,

    Les différentes tranches d’âge sont bien représentées”

  • Genre : 55 % de femme 45 % d’hommes. A l’étranger, ce sont 80 % d’hommes en moyenne qui participent à l’initiative. Comment expliquer cette différence ? Une hypothèse (de Céline Hyon-Naudin du fonds Bayard), à laquelle je souscris, , c’est qu’on a parlé de dialogue et d’écoute. Alors qu’à l’étranger ils ont parlé de débat…

  • Géographie : sur-représentation des participants franciliens (38 % des participants, soit le double du poids réel dans la population). L’Auvergne-Rhône-Alpes se détache ensuite pour sa participation (13 % contre des taux en dessous de 10 pour les autres régions). Les participants sont concentrés dans des métropoles (Lille, Nantes, Marseille, Lyon…). Dans les zones rurales et villes intermédiaires, c’est très parsemé.

  • Valeurs : les participants ont un plus fort degré d’ouverture et de libéralisme culturel par rapport à la moyenne des Français. Ça s’illustre par exemple par le fait qu’ils se trouvent en décalage avec une majorité de Français sur certaines questions-clés du débat politique actuel :

    • La proposition d’armer les policiers municipaux ne recueille qu’1/4 de « oui » chez les participants alors que 2/3 des Français s’y montrent favorables.

    • De même, le durcissement de l’accès aux prestations sociales pour les étrangers, qui ne rassemble que 22 % des participants de Faut qu’on parle alors qu’il est souhaité par 2/3 à 3/4 des Français.

Retrouvez plus de détails dans cet article de La Croix.

Bernard et Morgane à Lyon

LES BONNES SURPRISES

1. Le momentum est là

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 6400 participants pour une première édition d’un concept inconnu et étrange, lancée en quelques semaines, à l’arrache… Ça a marché au-delà de nos espérances (avec l’équipe projet, on s’était donné 2 à 3000 participants comme objectif) ! Et surtout, on peut comparer : c’est 3 fois plus en moyenne que les 1ères éditions de l’initiative My Country Talks (dont Faut qu’on parle s’inspire) qui ont eu lieu à l’étranger.

Comment expliquer un tel engouement dès cette première édition ?

Je crois que ça dit un besoin profond de dialogue dans la société, un désir diffus mais puissant de sortir de nos bulles : les gens ont envie, et même besoin, de ça en ce moment, même s’ils ne le formulent pas consciemment.

Maintenant, l’enjeu, c’est de ne pas laisser retomber le soufflé.

Maison de la Conversation - Paris 23 novembre - Crédit Marianne Pubill

2. L’ouverture au dialogue n’est ni de gauche, ni de droite

Georges et Adèle - Forum 104 - Paris 23 novembre 2024 - Crédit Marianne Pubill

J’ai aussi été surprise de voir que l’ouverture au dialogue n’était pas un truc :

  • de jeune ou de vieux (toutes les catégories d’âge sont bien représentées, c’est rare),

  • ni d’homme ou de femme (c’est presque 50-50)

  • ni même de sensibilité politique : ça a été le plus surprenant pour moi.

Je l’ai vraiment senti lors de ma rencontre avec Patrick, “conservateur catholique” donc, et dont l’ouverture à la discussion m’a bluffée. Pour être honnête, j’avais ce biais de penser que l’ouverture au dialogue et à la discussion était plutôt de gauche et progressiste. Mais aujourd’hui j’ai changé d’avis : je crois qu’il y a autant de gens ouverts à la discussion que pas ouverts de tous les côtés. Si je caricature, je dirais :

  • Les “progressistes” ont une ouverture spontanée à ceux qui ne SONT pas comme eux… mais parfois doublée d’une fermeture à ceux qui ne PENSENT pas comme eux.

  • Chez les “conservateurs”, c’est la tendance inverse.

Ça a d’ailleurs été l’objet d’une partie de notre discussion avec Patrick qui m’a dit :

Les gens de gauche ne dialoguent pas, ils tentent de convaincre les brebis égarées à revenir vers la voie droite et souvent étroite. Le gars de droite n’a pas autant d’ambition. Il s’agace des hauteurs desquelles ce rêveur lui parle parlant de transformer le réel malgré les catastrophes jonchant l’histoire de ces rêves devenus cauchemars.

EST-CE QUE ÇA NE PARLE QU’AUX “DÉJÀ CONVAINCUS”, “TOUJOURS LES MÊMES” ?

C’est LA question que j’ai le plus entendue, et elle est totalement légitime.

Alors, y a-t-il un biais de sélection ? La réponse est : oui, mais je crois que ce n’est pas un problème.

Oui, il y a un biais de sélection…

Cette première édition de Faut qu’on parle a surtout attiré des personnes déjà sensibles au dialogue. Des gens qu’on pourrait appeler, selon la socio-dynamique de Fauvet, des alliés actifs : engagés, convaincus, prêts à s’impliquer pour désamorcer la polarisation (sur le schéma entourés en jaune).

Source : islean consulting

… Mais ça a de la valeur

Réunir ceux qui sont ouverts au dialogue a déjà une immense valeur en soi. Pourquoi ? Parce que ces personnes, souvent dispersées, peuvent avoir l’impression d’être seules dans leur conviction qu’on a besoin de se parler. Les connecter les unes aux autres crée une énergie collective qui donne de la force de transformation.

Ces gens ont un rôle stratégique dans notre société polarisée : ce sont des traits d’union. Ils appartiennent, comme tout le monde, à des bulles sociales et idéologiques, mais ils occupent souvent une position périphérique qui leur permet de créer des ponts entre les différentes bulles. Réunir ces traits d’union, c’est poser les bases d’un réseau capable de reconnecter des espaces fragmentés.

Marc et moi sommes bien différents. Notre gap générationnel, notre genre, nos habitudes socio-culturelles ont façonné notre rapport au monde, notre regard sur l’actualité et... notre vote. Mais il y a bien une chose sur laquelle nous sommes d’accord : nous détestons les excès d’opinion et nous valorisons la nuance, nous avons peur des bulles de filtre qui nous divisent et nous sommes curieux d’écouter nos expériences respectives." — Elena, 37 ans et Marc, 67 ans

Et non, ça n’est pas condamné à n’intéresser qu’une minorité (“toujours les mêmes”)

La socio-dynamique de Fauvet nous enseigne une chose essentielle : un projet ne meurt jamais à cause de ses opposants, mais parce qu’il manque d’alliés. Et tous (les hésitants, les déchirés, les passifs, les individualistes) sont des alliés potentiels, sauf les opposants actifs (une minorité en général).

L’objectif ? Créer une chaîne de mobilisation. Les alliés actifs sont des “early adopters”, les premiers maillons d’une dynamique potentiellement contagieuse.

L’enjeu-clef pour la suite ? Mobiliser les hésitants et les passifs. Ce sont eux qui représentent le véritable levier pour changer la dynamique sociale. S’ils voient que le dialogue est possible, enrichissant, et qu’il ne s’agit pas d’un espace de confrontation stérile, ils peuvent être tentés de s’y ouvrir à leur tour.

Source: Institut de la socio-dynamique

Pas besoin de convaincre tout le monde d’un coup. Il suffit d’activer les bons relais pour que l’envie de se parler devienne contagieuse.

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LE DÉFI : LA DIVERSITÉ IDÉOLOGIQUE ET SOCIO-ÉCO

Pour autant, réussir le pari d’atteindre une vraie diversité, idéologique et socio-économique n’a rien d’évident. Dans un projet comme “Faut qu’on parle”, les questions d’organisation, de logistique ou de méthodo sont presque secondaires : 80 % du travail consiste à toucher des personnes vraiment différentes, des gens issus de bulles qui, en temps normal, ne se croiseraient jamais.

Zineb et François-Xavier qu’on filme parce que je veux raconter tout ça dans un film…

Le rôle essentiel des médias

C’est ici que les médias ont un rôle crucial à jouer car ils bénéficient d’une force de frappe unique.

C’est aussi l’occasion d’inventer un nouveau rôle : celui de médias-médiateurs. C’est une façon intéressante de contrebalancer la responsabilité collective qu’ils portent dans l’exacerbation de la polarisation de notre société.

Voir des médias, habituellement très concurrentiels, collaborer autour d’une cause commune est un signal très fort.

Une alliance hybride et inattendue…

Le projet est né à l’initiative du groupe Bayard via le Fonds Bayard (qui a financé le projet) et le media La Croix (sur une idée apportée par la Fabrique du Nous). Brut s’y est ensuite associé.

Cette alliance inattendue entre un quotidien historique, souvent perçu comme “catho pour les cathos” (même si La Croix est un journal d’information généraliste), et un média digital qui vise “les jeunes”, n’allait pas de soi et a permis d’atteindre une diversité générationnelle inédite.

C’est, je crois, la force de cette édition pilote que d’être le fruit d’une alchimie entre des acteurs issus d’univers différents qui ont uni leurs forces : un acteur de l’intérêt général (fonds de dotation), deux médias mais aussi de nombreux acteurs associatifs, économiques et citoyens engagés qui ont mis beaucoup d’énergie à le diffuser.

Mais tous restent, sur le fond, assez alignés en termes de valeurs (j’ai lu sur les réseaux sociaux “La Croix, Brut, même combat : tous des bobos de gauche”) , ce qui limite la portér de l’initiative en termes de diversité idéologique .

… Mais des perspectives à élargir ?

De mon point de vue, si l'on veut que Faut qu’on parle prenne une nouvelle dimension, il faudra aller chercher des médias qui parlent à d’autres sensibilités et d’autres territoires.

À mes yeux, ça passerait par :

  • Des médias de bords politiques variés, pour toucher des sensibilités différentes et éviter de rester dans un entre-soi idéologique.

  • Des médias thématiques et locaux, pour atteindre des communautés spécifiques et des territoires variés.

  • Des supports diversifiés (radio, télévision, presse régionale)

⚠️ Ce ne sont que mes réflexions. À ce stade, La Croix, le Fonds Bayard et Brut n’ont pas encore engagé de discussions sur l’élargissement de la coalition même s’ils partagent cette ambition de toucher de manière la plus diversifiée possible.

Ilan et Kate - Maison de la conversation 23 novembre - Crédit Marianne Pubill

II. L’IMPACT DE L’INITIATIVE

À quoi ça a servi tout ça ?

LES CHIFFRES

  • Très large satisfaction donc, mais pas de changement significatif dans la polarisation idéologique : les gens ne changent pas vraiment d’avis après une discussion de 2h.

  • L’impact est ailleurs, sur ce qu’on appelle la polarisation affective (les sentiments négatifs à l’égard de ceux qui sont perçus comme le camp adverse) : -77 % de polarisation affective après 2h de discussion*. Et plus de 90 % des participants affirment mieux comprendre les positions de leur partenaire après les conversations.

    Je tire ces chiffres de l’étude d’impact menée par des chercheurs de Stanford et du MIT sur la dernière édition en Allemagne de My Country Talks (15 000 personnes).(*Source : étude d’impact Blattner-Koener de Stanford et Harvard “ Does Contact Reduce Affective Polarization? Field Evidence from Germany “ de juillet 2023 et données My Country talks sur plus de 200 000 participants)

Charlotte et Capucine - quelque part où il fait moche

LES BONNES SURPRISES

1. Ça n’est parti pas en vrille ✌️

Ça paraît la moindre des choses, mais dans le contexte actuel, ce n’était pas gagné ! Avec les équipes de La Croix, Brut et du Fonds Bayard, on avait une vraie crainte : que ça parte en vrille. Un échange qui s’enflamme et dérape… Et qui vire au bad buzz. Bravo à elles d’ailleurs d’avoir osé endosser la responsabilité de l’organisation malgré ce risque !

Mais rien de tout ça n’est arrivé. Aucun débordement. Juste des retours positifs ou, dans le pire des cas, des rendez-vous manqués.

Crédit Marianne Pubill

2. La JOIE des participants

On a reçu des milliers de selfies des participants. Comme dit Céline Hyon-Naudin (fonds Bayard) :

Un point qui m’a marqué sur les photos et dans les témoignages : la JOIE ! La joie crée par les rencontres, par les échanges, l’imprévu, le temps consacré à l’autre. Parler, écouter, c’est bon pour le moral !

Une des phrases qui est le plus revenue dans les témoignages : "ça m’a redonné foi en l’Humanité".

“J'ai hâte de le revoir. J'ai vécu un moment de bonheur tellement intense que j'ai l’impression d'avoir vécu ce que j'appelle une "rencontre étoile filante" : une joie intérieure super intense pendant un temps très court, qui donne envie d'en vivre une autre comparable aussi vite que possible” Alberto

En réhumanisant “l’autre”, c’est à l’Humanité toute entière qu’on se sent reconnecté.

Et on en a bien besoin en ce moment, non 😬 ?

Ramy et François à Marseille

3. Des PRISES DE CONSCIENCE importantes

La différence entre avoir raison et avoir ses raisons

Parmi les témoignages des participants, une phrase m’a marquée :

"À la fin de la discussion, je ne me suis pas dit qu’il avait raison, mais j’ai compris qu’il avait ses raisons."

C’est exactement ça. Le but n’est pas forcément de changer d’avis, mais d’ouvrir, de comprendre, d’arrêter de voir “l’autre” comme un demeuré ou un monstre.

Or, quand on prend le temps de l’écouter vraiment, on réalise qu’il n’est ni débile ni malveillant – il a un parcours, des expériences, une grille de lecture différente.

Ecouter ne veut pas dire approuver ou se soumettre même si on associe souvent les deux inconsciemment dans notre culture.

François et Béatrice - Crédit Marianne Pubill

On est plus d’accord avec “les autres” qu’on ne le croit… et moins d’accord avec les nôtres qu’on ne le croit… Bref, c’est complexe !

Là aussi, c’est beaucoup revenu dans les témoignages.

D’un côté, on a eu des participants frustrés d’avoir été “matchés” avec des gens qu’ils trouvaient trop proches d’eux. Mais au final, beaucoup ont réalisé que même avec des personnes partageant leurs idées, s’écouter sans chercher à convaincre était un exercice pas évident du tout. Et que sur plein de sujets, ils n’étaient pas toujours aussi alignés qu’ils le pensaient.

Témoignage de Jean-Luc

À l’inverse, ceux qui s’attendaient à un clash total – par exemple, parce qu’ils avaient plus de 80 % de réponses opposées sur le questionnaire – ont souvent été agréablement surpris. Beaucoup ont découvert qu’ils étaient en réalité d’accord sur bien plus de points qu’ils ne l’imaginaient, et qu’ils partageaient de nombreuses valeurs.

"On a discuté pendant plus de deux heures, discussion qu’il a fallu interrompre car nos obligations personnelles nous rappelaient et que le café fermait. On était en désaccord sur presque toutes les questions (7 avec des réponses différentes de mémoire) et on a réalisé qu’au fond, on se retrouvait sur beaucoup de choses !" — Pauline

Bref, nos bulles nous font croire qu’on est totalement alignés avec "les nôtres" et irréconciliables avec "les autres". Mais quand on creuse, c’est beaucoup plus nuancé quand on remet de la COMPLEXITÉ.

Maison de la conversation - 23 novembre - Crédit Marianne Pubill

Le langage crée du clivage

Celle-là, c’est une prise de conscience personnelle, et elle me vient directement de ma conversation avec Patrick C.

Je me suis rendu compte que certains mots que j’utilisais étaient des déclencheurs. Des mots évidents pour moi, mais qui, chez lui, activaient immédiatement une irritation, une défiance. Par exemple, le mot privilège que j’ai utilisé. Et il y en a eu d’autres.

J’appelle ça des mots-clignotants : des mots qui, dans certains milieux, paraissent naturels… alors qu’ils sont perçus très différemment ailleurs. Et parfois, ces mots empêchent la conversation avant même qu’elle ne commence.

Ce que j’ai appris, c’est que si on prend le temps de déconstruire ce qu’on veut vraiment dire, en dépassant ces "mots-clignotants", on peut retrouver des ponts et des valeurs communes. Je ne dis pas qu’on finit toujours d’accord. Mais au moins, on peut discuter.

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Est-ce que ça peut marcher sans un tiers pour cadrer les échanges ?

L’une des grandes particularités de “Faut qu’on parle”, c’est qu’il n’y a pas de modération. Les discussions se font à deux, sans intermédiaire, sans animateur pour cadrer l’échange. C’est une force parce que ça permet de toucher beaucoup de monde, mais aussi une faiblesse. Pourtant, ça fonctionne. Pourquoi ?

1. Parce que ça fait vivre une EXPÉRIENCE RÉELLE aux gens

On parle beaucoup des nouveaux récits / nouveaux imaginaires pour transformer la société. Mais je crois que la transformation passe par l’expérience réelle, dans notre corps, avec nos sens, nos émotions. Pas juste par des histoires qu’on lit.

Michael et son binôme dans un village en zone rurale
Un bout du témoignage de Michael

2. Parce qu’on se parle à deux : sans spectateurs, moins de posture, plus d’écoute.

Le format du duo a une vraie vertu. Sans spectateur, il n’y a pas de posture à tenir, pas de surenchère pour impressionner ceux qui sont autour. On n’est pas dans un débat où il faut "gagner" ou convaincre un public, mais dans un échange où on se confronte sans s’affronter.

J’ai un exemple très parlant à ce sujet : le jour de Faut qu’on parle, mon compagnon Benjamin (qui était un peu obligé de participer ahaha 😅) a eu son échange avec son binôme Jean-Baptiste avec qui il avait des réponses opposées à toutes les questions. Il y allait avec des pieds de plomb… et finalement, il a adoré l’échange, qui s’est révélé hyper instructif, constructif, sympa et même drôle.

Ben et JB, 100 % pas d’accord au départ

Le soir même, on dînait avec des amis, des gens avec qui on est a priori totalement en phase sur nos valeurs et nos sensibilités politiques. Et pourtant, dès qu’un sujet un peu clivant est arrivé sur la table, la discussion s’est enflammée. Rien à voir avec son échange de l’après-midi. Pourquoi ? Je crois en partie parce qu’en groupe, il y a une forme d’exposition sociale. À deux, c’est plus facile de faire tomber les egos et d’écouter vraiment.

3. Parce que c’est plus facile entre inconnus

On pourrait penser qu’un échange avec un proche serait plus facile, mais sur des sujets sensibles, c’est souvent l’inverse. Avec un ami ou un membre de la famille, il y a un historique commun, des attentes, parfois des blessures passées ou des enjeux relationnels sous-jacents.

Avec un inconnu, on part d’une page blanche. C’est plus facile de se concentrer sur ce qui est dit, avec moins de crispation, plutôt que sur ce que ça implique pour la relation. On n’est pas en train de protéger un lien, ni de chercher à convaincre quelqu’un dont on espère l’adhésion.

“J'ai participé à l'expérience justement parce que je regrette que de nombreuses discussions soient devenus impossibles dans le cercle familial et amical. L'expérience de dialoguer avec un inconnu est un excellent antidote à nos renoncements, un peu lâches et paresseux, au dialogue et à la démocratie” (un participant).

4. Parce qu’il y a un cadre implicite

Les médias qui portent l’initiative agissent comme des tiers de confiance et de sécurité : ne serait-ce que parce qu’il faut impérativement donner un numéro de téléphone valide pour pouvoir participer et que des lieux partenaires sont proposés pour accueillir les discussions.

Le Social Bar à Montpellier

Le défi : garantir à grande échelle le respect de 4 règles essentielles

Pour que ces conversations soient agréables et constructives, il y a selon moi 4 règles clés que j’ai partagées dans le Guide Faut Qu’On Parle.

Il y en a même un peu plus, mais celles-ci sont, pour moi, les plus importantes.

Écouter pour comprendre, pas pour répondre

On croit qu’on écoute… Mais en réalité, on est souvent en train de préparer mentalement notre réponse. Poser l’intention d’écouter vraiment, c’est très difficile… Mais c’est puissant. Quand on le fait, on perçoit autre chose, on capte ce qui se joue derrière les mots.

"Je pense pouvoir dire que c'était bien la première fois que j'abordais ces sujets de façon pointue avec une personne de genre masculin et qu'ils étaient accueillis sans être contredits, dans une posture d'écoute curieuse et bienveillante. Ça aide beaucoup à se sentir moins en colère sur le sujet et à rétablir un discours plus tempéré sur le sujet par la suite." — Leslie

Maison de la conversation - 23 novembre - Crédit Marianne Pubill

Se faire entendre sans chercher à convaincre

L’idée n’est pas d’argumenter comme dans un débat, mais de partager son vécu, son ressenti, son expérience. Dire "je pense que", plutôt que "tu devrais comprendre que". Ça change la posture et ça change la manière dont l’autre reçoit le message.

Je crois aussi que cette règle est fondamental pour faire venir des gens qui ne se sentent pas légitimes à prendre la parole.

“Moment riche, tranquille, où l'idée de savoir qu'on ne partageait pas la même vision dès le départ, sans avoir l'intention de faire changer d'avis, change... tellement de choses!" — Carole

Commencer par les points communs

Avant de parler des sujets sensibles qui divisent, il est essentiel de commencer par créer une connexion émotionnelle en trouvant ce qui unit.

C’est ce qu’on a fait avec Patrick C. On a démarré par du small talk qui nous a permis de trouver une passion commune : la marche. On a réalisé qu’on avait tous les deux fait Saint-Jacques-de-Compostelle. Une expérience marquante pour chacun de nous. À partir de là, notre échange a pris une autre tournure : la prise était branchée, le courant pouvait passer entre nous. On était prêt à discuter de nos points de désaccord, avec une posture très différente de si on n’avait pas eu ce moment de connexion avant.

"Nous avons abordé beaucoup de sujets en peu de temps et même des sujets assez personnels qui nous ont reliés : spiritualité, maternité/paternité…" — Lise et Romain

Oser confronter, sans s’affronter

Le risque, quand on veut créer du lien, c’est de faire l’impasse sur les points de désaccord pour rester dans l’harmonie. Mais un vrai dialogue, c’est accepter de poser les désaccords sur la table.

C’est pour ça que le fait de savoir à quelles questions les binômes ont répondu de manière opposée est intéressant.

"Nos réponses respectives au questionnaire initial étaient totalement divergentes, et nous avons pu les reprendre une à une dans une discussion tout à fait détendue. Cette expérience est vraiment intéressante, car nous nous sommes rendu compte qu'il était possible d'aborder sans passion des sujets a priori clivants, et qu'en fin de compte, nos positions étaient en réalité plus nuancées que nos réponses par 'oui' ou par 'non' au questionnaire. Par ailleurs, j'ai beaucoup apprécié les explications de Morgane à l'origine de ses positions. Il y a des points où ma réponse aux questions ne serait peut-être plus la même après cet entretien." — Bernard

—> L’enjeu maintenant : aujourd’hui, ces règles reposent sur un simple guide qu’on a partagé avec les participants. Mais soyons honnêtes… qui lit vraiment un guide jusqu’au bout ?

Comment faire pour que ces principes soient compris, intégrés et appliqués à grande échelle ? C’est là tout le défi…

III. LES LIMITES DE L’INITIATIVE

Aussi utile soit-elle, une initiative comme Faut qu’on parle, portée par des médias, a bien sûr ses limites.

1. Des gens qu’on ne pourra jamais toucher

Elle ne permettra jamais de toucher un tas de gens qui pourtant gagneraient à vivre une expérience de dialogue transformant sur des questions sensibles et importantes.

Pourquoi ?

  • La méfiance envers les médias : beaucoup de gens ne font plus confiance aux médias traditionnels ou ne les utilisent même plus pour s’informer. Ils n’ont tout simplement pas accès à ces initiatives, voire s’en méfient.

  • Une démarche basée sur l’initiative INDIVIDUELLE : certains s’auto-censurent parce qu’ils ne maîtrisent pas les codes du langage ou ont peur de ne pas être à la hauteur.

  • D’autres n’en voient pas l’intérêt concret : le seul enjeu de Faut qu’on parle, c’est la rencontre. Pour certains, ça peut sembler insuffisant, surtout si rencontrer des personnes différentes et s’ouvrir à l’autre n’est pas une motivation naturelle. Alors c’est difficile de trouver du sens à cet exercice, sans impact concret sur le quotidien. Surtout quand ce quotidien est plein de difficultés.

2. L’absence d’un enjeu commun à résoudre

Les rencontres se font entre inconnus qui n’ont aucun enjeu à se revoir et aucune problématique partagée à résoudre ensemble. Or, si l’on veut que ce type de dialogue ait un impact durable, il faut aussi qu’il puisse s’inscrire dans un cadre où les divergences d’opinion ont des conséquences concrètes, par exemple :
👉 Dans une entreprise, où des collègues en désaccord doivent continuer à travailler ensemble.
👉 Dans un territoire, où des habitants aux visions différentes doivent co-construire des solutions locales.
👉 Dans une école, où des élèves de milieux différents doivent apprendre à vivre ensemble.

L’enjeu, donc, n’est pas seulement de créer du dialogue hors bulles, mais de le faire dans des contextes où ces discussions ont un impact direct et concret sur le quotidien et les intérêts de chacun.

3. Un potentiel de transformation limité

Une conversation de 2h sans cadre formel peut être riche, mais ça reste très court. Et comme on l’a vu, son impact reste limité sur la polarisation idéologique, surtout dans certains contextes.

  • Pour une transformation plus profonde : si l’objectif est d’aller au-delà de la simple discussion, il faut créer des espaces de debrief collectif pour mettre en perspective les échanges, identifier des pistes d’action et transformer ces dialogues en résultats concrets.

  • La nécessité de modération dans certains cas : quand il y a des déséquilibres entre les participants (maîtrise de la langue, différence de statuts sociaux ou professionnels) ou des vrais enjeux de conflits exprimés ou latents, la médiation devient essentielle pour garantir un échange équilibré.

CONCLUSION

Bref, belle initiative portée par La Croix, le Fonds Bayard et Brut, qu’on peut féliciter pour leur audace ! Personnellement ça me donne de l’espoir de voir des médias s’engager de manière inédite.

Je crois que c’est un projet qui a le potentiel de toucher beaucoup de gens et de rendre possible et aspirationnel le dialogue entre les Français. Bien sûr, il a aussi ses limites mais je le vois comme le point de départ d’un mouvement plus large, qui j’espère permettra de mettre en lumière ou d’initier des démarches complémentaires dans des contextes spécifiques (les territoires, les entreprises…), avec des enjeux concrets à résoudre. Si on veut que toute la France se parle, il y a tant de choses à imaginer !

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MERCI QUI ?

Un immense merci à toutes celles et ceux qui ont rendu cette aventure possible.

Merci avant tout aux 6400 participants, nos “alliés actifs” / “early adopters”😉, pour leur témérité et leur curiosité. Vous avez osé jouer le jeu de cette expérience inédite. Merci pour vos nombreux témoignages, vos retours touchants et tous les selfies que vous nous avez envoyés qui permettent de donner un visage à ce mouvement qui est en train de se lancer.

Merci aux équipes du Fonds Bayard pour une société du lien, de La Croix et de Brut. Quel plaisir de travailler avec vous, même à l’arrache ! (Mention spéciale à Céline Hyon-Naudin, Elsa Darquier, Maxime Darquier, Adrien Torres, Charlotte Rittener, Marie Boeton, Béatrice Bouniol, Sandrine Verdhelan, et Laurence Szabason)

Merci à Tariq Ghezali et Nathalie Gatellier de La Fabrique du Nous, sans qui ce projet n’aurait jamais vu le jour en France.

Merci à tous les ambassadeurs du projet qui se sont mobilisés pour diffuser et faire grandir ce mouvement. Accueillir dans les leurs locaux aussi. Votre énergie et votre engagement ont été essentiels pour toucher un public aussi large. Sans vous, cette première édition n’aurait jamais eu cette résonance.

Merci à Patrick C pour notre rencontre et le fil de notre échange qui ne fait que commencer !