Notre quête de bien-être personnel nous rend-elle heureux collectivement ?
Dans cet épisode, je ne résiste pas à l’envie de zoomer sur la tendance du bien-être et du développement personnel qui sont un symptôme fascinant de la crise EGOlogique...
CE QUE VOUS ALLEZ APPRENDRE DANS CET ÉPISODE
👉 Comment j’ai réalisé que mes pratiques de bien-être et de développement personnel ne me faisaient pas que du bien
👉 Pourquoi, en plus de ne pas nous faire toujours du bien individuellement, elles nous empêchent peut-être d’avancer collectivement
👉 S’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain ?
PRÉCÉDEMMENT DANS ENSEMBLE(S)
J’ai partagé avec vous :
👉 Dans l’épisode pilote : le constat (on vit tous dans des bulles) et la conviction (ce sont ces bulles qui nous empêchent d’avancer et de relever nos défis écologiques, économiques, politiques et sociaux) qui m’ont fait me lancer dans cette enquête pour comprendre comment avancer ENSEMBLE quand on appartient pas aux mêmes ENSEMBLES. Si vous venez de nous rejoindre et si ce n’est pas encore fait, je vous recommande de le lire pour comprendre ce qu’on va faire ensemble !
👉 Dans l’épisode 3 : pourquoi avec cette enquête, nous ne poursuivons pas une gentille utopie mais sommes en quête d’une nouvelle stratégie pragmatique pour avancer. Et aussi quelles sont, ce qu’on appelle en approche systémique, nos “ tentatives de solutions “ face aux défis actuels: ces choses que l’ont fait et qui contribuent à renforcer ce qu’on essaie de changer ou d’éviter…
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Si vous ne répondez pas oui à une de ces questions, vous avez le droit de me donner un gage ! Avez-vous une app de méditation sur votre téléphone ? Vous êtes-vous déjà lancé·e dans un challenge sportif type semi, marathon ou trail ? Avez-vous déjà vu un psy, un coach, un diététicien ou un hypnothérapeute ? Avez-vous déjà essayé les “ morning routines” , la spiruline, le jeûne intermittent, la “ glucose revolution “ ? Avez-vous déjà été tenté·e par le chamanisme, l’astrologie ou la voyance ? Avez-vous bingé des séries comme En Thérapie ou Sex Education ?
Allez, je parie que 95% d’entre vous vont répondre oui à au moins une de ces questions. Est-ce que c’est parce que je suis biaisée (j’avoue, mon taux de check à toutes ces questions n’est pas si loin des 100% 🫣)? Peut être, mais pas que : le bien-être, le développement personnel et les néo-spiritualités font aujourd’hui partie de la culture mainstream et infiltrent nos imaginaires. Ils sont aussi devenus un énorme marché de 4400 milliards de dollars (de CA annuel), bien plus gros que le marché automobile par exemple (2800 milliards $) et touche les consommateurs de tous les niveaux sociaux [1].
Don Draper dans la série Mad Men (HBO)
Comment j’ai réalisé que mes pratiques de bien-être et de développement personnel ne me faisaient pas que du bien
De mon côté, ça fait des décennies que je me suis engagée dans un cheminement qui m’a fait traverser les nombreuses contrées du monde du bien-être, de la thérapie et du développement personnel. J’ai vu un paquet de psy, coachs, énergéticiens, j’ai fait de la CNV, de la méditation, toutes sortes de yoga, de la course à pied et beaucoup d’autres pratiques bien plus barrées (chamanisme, danse extatique, voyance karmique…). Pour moi c’était une façon de devenir une meilleure femme / maman / amie / collègue / chef d’entreprise. De devenir aussi une meilleure personne pour la société, plus consciente d’elle-même, des autres, du monde. Tout ça à la fois.
Ça m’a énormément apporté et aussi transformé dans le bon sens, mon entourage peut en attester je crois 😅. Mais ces dernières années, ça a commencé à me mettre mal à l’aise.
Surtout, je me suis rendue compte que je dépensais beaucoup d’énergie à essayer de régler individuellement des “ problèmes personnels ” . Alors qu’il s’agissait bien souvent de problèmes collectifs qui me dépassaient largement.
Par exemple, ça a fini par me sauter aux yeux alors que j’étais engagée dans un parcours de PMA douloureux avant d’avoir mon 1er enfant : j’en ai vu des psy, des hypnothérapeutes, même un marabout. J’en ai fait du “ yoga des hormones “, de l'acupuncture ou encore des rituels du “ féminin sacré “. Je me suis culpabilisée à fond : en fait, peut-être que je ne le voulais pas assez (d’après le principe de la “ loi de l’attraction “, ne suffit-il pas d’envoyer d’envoyer clairement ses intentions à l’univers pour obtenir ce que l’on veut) ? Ou qu’au contraire je le voulais trop et que je ne lâchais pas assez prise ? Ou encore que je passais trop de temps au travail ? Plus je me sentais défaillante individuellement, plus je “ travaillais sur moi “. Plus ça me stressait et plus ça amplifiait le problème, un problème dont en plus j’étais censée trouver la solution “ à l’intérieur “. Et si ce problème dont j’ai fait la douloureuse expérience individuellement était en fait un problème de santé publique (à cause des perturbateurs endocriniens présents dans les polluants éternels qu’on retrouve dans tous nos produits de consommation et qui affectent la fertilité par exemple). Ou un problème social et culturel dans une société ultra productiviste qui met le travail au centre de tout ou encore qui fait peser sur la femme des injonctions à la maternité ?
Et puis quand je me suis formée à l’approche systémique (cf. l’épisode 3 pour comprendre ce que c’est), j’ai compris quel avait été le mécanisme : face à un problème plus systémique que personnel, j’ai mis en place ce qu’on appelle en systémie des “ tentatives de solutions “ (je vous ai raconté ce que c’était dans l’épisode précédent). En 2 mots, c’est quelque chose qu’on fait pour résoudre un problème ou pour le contourner mais qui, au lieu de le résoudre, le renforce. Dans mon histoire de PMA : en voyant mon absence de grossesse comme une défaillance personnelle à laquelle je pouvais remédier en empilant tout un tas de pratiques pour la “ régler “, j’ai probablement amplifié le problème en m’ajoutant un stress énorme.
Une somme d’individus qui essaient d’être bien dans un collectif qui va mal ne fait pas un collectif qui va bien
J’ai l’impression que c’est exactement ce que sont nombres de ces pratiques de bien-être et de développement personnel, surtout quand on en fait trop : des tentatives de solution.
Car tout en nous donnant l’impression de tout faire pour aller bien dans un monde qui va mal, non seulement elles ne nous permettent pas d’aller vraiment mieux individuellement (ce qui du coup nous incite paradoxalement à en faire toujours plus), mais en plus elles nous empêchent de mobiliser des leviers d’actions plus collectifs en nous faisant porter autant de responsabilités sur nos épaules. Voire elles nous enferment encore plus dans notre bulle à un moment où on aurait précisément besoin de se serrer les coudes pour s’en sortir.
C’est ce qui fait que je ne supporte plus de lire à toutes les sauces les mots de ce pauvre Gandhi “ sois le changement que tu veux voir advenir ”. De même que je ne supporte plus de citer Jim Morrison, ce que j’ai pourtant fait pendant des années “ il n’y a pas de révolution collective sans révolutions individuelles “.
J’ai compris que non, il ne suffisait pas de se changer soi pour changer le monde. Comme le dit Camille Teste dans Politiser le bien-être (que je vous recommande), je crois que les discours en apparence contestataires ou à contre-courant véhiculés par le développement personnel et le bien-être (“ il faut rompre avec la modernité froide, rationnelle et matérialiste “, “ libérez votre soi profond des injonctions de la société et soyez vous-mêmes ” ) finissent par neutraliser toute tentative de remise en question du système lui-même. Pourquoi ? Parce qu’en nous donnant l’illusion de “ faire notre part ” en travaillant sur nous et en relayant des jolies citations, on néglige l’action COLLECTIVE qui est pourtant le principal moteur du changement à l'échelle de la société, et qui pourrait résoudre une bonne partie des difficultés qu’on rencontre individuellement.
Pour autant, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Alors oui, face à nos défis actuels, je regrette qu’on se réfugie trop souvent dans une quête de bien-être individuel et d’intériorité sans mener AUSSI des combats collectifs pour aller mieux individuellement et collectivement. Pour autant faut-il tout mettre à la poubelle, surtout quand on se pose la question comme on le fait ensemble dans cette enquête de “ comment souder une société fragmentée qui a pourtant de grands défis collectifs à relever ?
C’est sans doute le grand drame de notre condition humaine : avoir tant besoin les uns et des autres et en même temps avoir tant de mal à “ composer ensemble “. C’est déjà pas fastoche au sein des petits “ systèmes “ que sont nos familles. Alors imaginez à l’échelle de la société, quand on n’appartient pas aux mêmes ensembles, qu’on ne partage pas les mêmes visions du monde…
Et dans une société individualiste comme la nôtre (qui a quand même aussi du bon puisque la “ libération de l’individu “ a contribué à des trucs sympas comme la démocratie ou la libération des femmes), probablement qu’un collectif fort passe par des individus qui sont en capacité de s’inscrire dedans de manière constructive ? Ca veut dire se connaître un peu “ soi “, savoir être au contact de ses émotions pour pouvoir les exprimer ou encore être conscient de ses limites et de celles des autres (+ de celles de la planète accessoirement). Je crois qu’on devrait tous avoir la possibilité de s’engager sur un cheminement intérieur dont la finalité ne serait pas de se “ développer soi ” mais de se relier aux autres, à la nature, au monde. Que les familles, les boites, la société toute entière se porteraient mieux si chacun avait les moyens de le faire. Grâce, un jour peut-être, à des vraies politiques publiques qui investissent pour aider tous ceux qui ont vraiment besoin de l’être (la psychiatrie est le parent pauvre de l'hôpital public [2]) ou qui intégreraient dans les écoles publiques tout au long de la scolarité l’apprentissage de savoir-être indispensables à la vie en collectivité ?
En tous cas, je m’étonne qu’on puisse prétendre se soucier du collectif tout en se disant “ hermétique ” au développement intérieur. Comme le philosophe (et spécialiste de l'islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain) Abdennour Bidar l’écrit dans Les Tisserrands, je trouve particulièrement dommage(able) que certains intellectuels, militants, politiques, qui luttent pour et avec le collectif, méprisent les pratiques d’intériorité voire les pratiques spirituelles .
Surtout quand on voit autant de militants finir en burn out. Ou toutes ces femmes et hommes politiques qui prétendent défendre la justice, le droit ou les opprimés d’un côté et abusent de leur pouvoir de l’autre. Ou encore ces entrepreneurs qui disent essayer de “ changer le monde ” qui tyrannisent par ailleurs leurs équipes en créant des environnements de travail toxiques.
Pour aller plus loin encore, j’ai tendance à penser que toute personne avec un peu de pouvoir a la responsabilité de bosser sur elle-même plus que toutes les autres pour éviter l’écueil du “ paradoxe du pouvoir “, très bien documenté par le professeur Dacher Keltner (spécialiste de la psychologie du pouvoir) : le paradoxe c’est que le pouvoir dépouille ceux qui le détiennent de leur empathie et de leur humilité, qualités sur la base desquelles ils ont en général justement été choisis au départ.
Daenerys Targaryen dans Games of Throne (série HBO) : le paradoxe du pouvoir ?
Car les gens avec du pouvoir présentent généralement les mêmes tendances : Keltner montrent qu’ils se comportent comme s’ils avaient littéralement subi une lésion cérébrale. Ils sont plus égoïstes, moins empathiques, plus arrogants, plus narcissiques que la moyenne [3]
🧐 Je ne connais pas à ce jour d’initiative ou d’espace qui fait travailler “ les puissants “ sur leur rapport au pouvoir (très preneuse si vous en avez !)
Bref…
Je pense que le problème n’est pas la quête en elle-même de bien-être et de cheminement intérieur. Mais qu’il s’agit plutôt d’être vigilant à 2 choses :
Au service de quoi on la met : si c’est au service de toujours plus de croissance personnelle, je crois que c’est raté. Si c’est au service de la relation aux autres et de la construction de la société, alors banco. C’est encore Martin Buber qui le résume le mieux :
Commence par toi mais ne te prends pas pour but
Comment on la mène : si c’est dans un consumérisme existentiel qui empile les pratiques, alors on se fait du mal individuellement et collectivement… Car on marchandise quelque chose qui relève du bien commun. Pour agir collectivement et tendre vers une société plus humaine, je suis convaincue qu’on devrait intégrer davantage les notions de connaissance de soi, d'introspection et d'expression de nos émotions dans nos structures collectives (système éducatif, institution, discours politique etc.). Plutôt que de laisser chacun se débrouiller tout seul dans son coin ou dans des segments de consommateurs qui se ressemblent.
Dans l’enquête terrain que j’ai commencée à mener dans des collectifs très hétéroclites (jury d’assises, conventions citoyennes, Alcooliques Anonymes, justice restaurative, une école publique très mixte etc.) qui arrivent à accomplir des choses ensemble, j’ai hâte de voir : à petite échelle, dans des groupes comme ceux-là qui reflètent bien la société dans sa complexité, quelle est la part qui dépend des individus eux-mêmes (de leur personnalité ou de leur éventuel cheminement personnel) et quelle est la part qui dépend du cadre qui est posé au départ (règles collectives explicites et surtout implicites) ? A suivre…
Ça y est ! La prochaine fois, je vous emmène avec moi dans mon enquête terrain ! Quand j’ai commencé à faire le constat que je vivais dans une bulle de gens qui me ressemblaient et que j’ai eu envie d’en rencontrer qui appartenaient à un monde vraiment différent, je me suis sentie un peu démunie : on a si peu d’occasions que ça se fasse spontanément dans notre société actuelle… C’est comme ça que je me suis retrouvée dans une formation pour… apprendre à parler à des inconnus !
3 MINUTES DE RÉFLEXION…
Prenez 3 minutes pour vous demander ce que VOUS vous pensez de tout ça et comment vous vous situez sur ces questions :
Où êtes-vous sur le spectre qui va des hermétiques aux pratiques de bien-être et de développement personnel aux passionnés ? Pourquoi ?
Sur quoi êtes-vous d’accord / pas d’accord avec moi ? Qu’est-ce qui vous touche ou au contraire vous semble à côté de la plaque ?
… ET UNE ACTION !
Réfléchissez à 1 personne autour de vous : quelle que soit votre position à vous sur le spectre, choisissez 1 personne qui n’est pas au même endroit que vous dessus.
Et si vous utilisiez cet épisode pour avoir une discussion constructive avec quelqu’un qui ne partage pas la même vision que vous a priori de ce sujet ? Pour ça, je vous suggère de lui transférer cet épisode ! Si vous avez besoin d’un petit coup de pouce
👉 Expliquez-lui ce qui vous a éventuellement touché ou au contraire ce qui vous laisse de marbre
👉 Expliquez-lui pourquoi vous avez pensé à elle
👉 Demandez-lui son avis avec l’intention de vraiment comprendre son point de vue et proposez-lui d’en discuter bientôt : l’occasion de s’appeler ? De prendre un verre ?
BO-BO-BONUS
Je vous recommande d’écouter Camille Teste (autrice de Politiser le bien-être) et deux thérapeutes dans ce podcast Bien être et développement personnel : comprendre les dérives pour des pratiques émancipées (Safe space).
🙏 MERCI QUI ? Cet épisode #4 est le fruit d’un travail collectif et je voudrais remercier tout particulièrement du fond du 💛 ces quelques personnes pour le temps qu’ils m’ont généreusement offert, les retours toujours bienveillants jamais complaisants, les relectures, les contributions diverses, variées et surtout très précieuses: Stéph, Judith, Bea, Maria, Carole, Marc-Arthur, Jerem, Mathieu
Last but not least, Flora pour la créa que j’adore. Je ne saurais trop vous la recommander flob-graphics.eu 🙏
[1] Chiffres issus des rapports du Global Wellness Institute réalisés entre 2019 et 2022
[2] En 2018, l’hôpital public comptait un peu moins de 32 000 lits d’hospitalisation à temps plein en psychiatrie, un chiffre qui a chuté de 60% depuis le milieu des années 1970, note un rapport l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) qui pointe également le rôle joué par le développement de thérapies favorisant la réinsertion des malades. Par ailleurs, 30% des postes en psychiatrie ne seraient pas pourvus dans les hôpitaux publics, selon les données de la Fédération française de psychiatrie.
[3] Dacher Keltner, The power paradox, 2017 (p.99-136)
Merci pour cette lettre sur laquelle je suis arrivée au hasard d’un lien et qui tombe à pic comme je prépare actuellement moi-même une newsletter sur les limites du développement personnel. Ce sont vraiment des questions qui m’animent en ce moment… Et j’ai hâte du coup d’avoir le temps de rattraper les autres épisodes 😉