Les 8 ingrédients pour lier des groupes de gens que tout semble séparer
Quels sont les ingrédients qui permettent de lier entre eux des gens que tout semble séparer et surtout, de leur faire accomplir des choses ensemble ?
C’est cette question qui m’a amenée à lancer mon enquête terrain. Elle n’est pas finie mais je commence à avoir de la matière (exploration des jurys d’assises, conventions citoyennes, des alcooliques anonymes, d’un collège, d’un quartier étonnant. Ou encore entretiens avec des sociologues, chercheurs en sciences cognitives, acteurs terrains du lien social, etc.), suffisamment pour poser une première ébauche : j’en ai trouvé 8 à date.
Mon enquête terrain est loin d’être terminée mais, quand même, j’ai suffisamment de matière pour vous partager :
1 bonne nouvelle
1 apprentissage
8 ingrédients
(Jeremy Allen, The Bear)
✨ 1 bonne nouvelle : mission imPOSSIBLE
Déjà, réjouissons-nous : des gens que tout semble séparer peuvent relever des petits et des grands défis ENSEMBLE(S). C’est POSSIBLE les amis.
Et ça donne beaucoup d’espoir.
Car non seulement c’est possible. Mais en plus ce qui est frappant, c’est que dans les groupes qui représentent la société dans sa complexité que j’ai eus l’occasion d’observer, on atteint :
un niveau d’engagement exceptionnel,
un niveau de qualité à la fois du résultat et du chemin pour y arriver très élevé. Parfois même, beaucoup plus élevé que dans des groupes plus homogènes.
Je vous rappelle l’exemple des jurys d’assises (cf 3 révélations fascinantes des jurys d’assises pour aller plus loin) qui mélangent des citoyens lambda venus de tous les horizons et des magistrats professionnels. Dans la majorité des cas :
ils ont in fine un niveau d’engagement exceptionnel alors que beaucoup arrivent en traînant des pieds
Ils arrivent à un meilleur résultat que les jurys qui ne sont composés que d’experts (le taux d’appel suite aux jugements rendus par des cours professionnelles est 40 % supérieur à celui des jurys d’assises qui mélange citoyens ordinaires tirés au sort et magistrats)
Et ce, dans un climat de relative “ harmonie ”, “ respect “, “ liberté de parole “.
Autre exemple, la convention citoyenne pour le climat en 2019-2020, puis celle sur la fin de vie en 2021-2022, ont montré que les citoyens tirés au sort étaient parvenus à élaborer une feuille de route commune sur des questions “explosives”. Alors que les élus locaux, les parlementaires et les partis politiques échouaient depuis des années à le faire.
🤓 1 apprentissage :
Pour y arriver, ça ne dépend que marginalement des gens / des individualités (personnalités, QI, parcours social, personnel, professionnel etc.) ou même des liens entre eux.
Ça dépend principalement du CONTEXTE, des CONDITIONS dans lesquelles on les met.
À date, j’ai trouvé 8 conditions ou ingrédients. C’est un premier jet, évidemment challengeable (ne vous gênez pas, au contraire ! )
🥄 Les 8 ingrédients
1/ Le CONTACT (par les SENS):
C’est-à-dire ? Il faut être en contact pour de vrai. Car ce qui nous relie tous, qui qu’on soit et d’où qu’on vienne, avant même qu’on se parle, ce sont nos SENS. Comme dit mon amie Clarisse Lacarrau :
🎙️“Les sens vont plus vite que la pensée”
Tout change quand on ressent physiquement la présence du CORPS de l’autre par au moins l’un de nos 5 sens, sans être caché derrière une tranchée ou un écran. Alors “eux” arrêtent de n’être qu’une abstraction.
Exemple : En 1993, Nelson Mandela et le général Constand Viljoen (chef des forces armées sud-africaines et défenseur de l'apartheid) se rencontrent pour la première fois physiquement. Les 2 “opposants“ n’avaient jusque-là jamais été physiquement au contact l’un de l’autre. Cette discussion sincère et respectueuse malgré leurs profondes divergences a été un moment crucial. Le contact entre les 2 hommes ne s’est jamais rompu. Comme le raconte le frère de Viljoen : “Nelson Mandela a pris son bras et ne l’a plus lâché.“
2/ ÉGALITÉ, INDÉPENDANCE et RESPONSABILITÉ de toutes les personnes en présence :
C’est-à-dire ? Pour que la diversité (voire les antagonismes) ne soit pas un frein mais au contraire une opportunité, il faut que toutes les personnes du groupe (petit ou grand) soient :
considérées de manière ÉGALE (on est entre “pairs”, chaque voix / contribution a la même légitimité)
mais DISTINCTE (le contexte doit favoriser l’expression originale des individus plutôt que le conformisme à un groupe, à une posture ou à certains membres du groupe qui prennent plus de place que les autres).
mises en RESPONSABILITÉ : chaque voix, chaque contribution compte. Le sentiment d’une responsabilité commune rassemble. Au-delà de mon opinion personnelle dans une convention citoyenne ou de ma performance individuelle dans une équipe de sport, le sens d’une responsabilité partagée pousse au respect de l'autre.
Exemples :
Dans les jurys d’assises, j’ai été frappée de voir que la voix du Président·e de la Cour d’Assises comptait autant que les autres au moment du vote du délibéré, même s’il a un rôle prépondérant par ailleurs.
Dans les conventions citoyennes qui réunissent des citoyens tirés au sort, issus de tous les milieux sociaux, tous ressortent bluffés par cette rare expérience d’égalité.
Comme dit Agnès, employée de mairie, tirée au sort à la convention citoyenne de 2019
🎙️ “ Au début, j’étais très intimidée. À la fin, je me sentais égale à un chirurgien ou un à pilote de ligne “.
Égaux donc. Mais aussi distincts : si les conventions parviennent à faire s’entendre des citoyens là où des élus échouent, c’est parce qu’ils ne sont pas prisonniers des postures, des positions historiques d’un mouvement et de la discipline de vote partisane.
Les principes d'égalité (chaque membre, quel que soit son parcours, est perçu comme un pair plutôt que comme un patient ou un inférieur) et de responsabilité (vis-à-vis de soi-même, du groupe, de l’entourage, de la société) sont au cœur du fonctionnement des Alcooliques Anonymes (AA) et expliquent en grande partie leur succès.
3/ La CONVIVIALITÉ :
C’est-à-dire ? Partout dans le monde (et particulièrement chez moi 🥳), on aime se retrouver autour d’une table à manger ou faire la fête. Traditionnellement, la convivialité, admet chacun autour de la table sans aucune distinction de statut ni de hiérarchie sociale (même si ne soyons pas naïfs, elle n’homogénéise pas).
Exemples : les banquets républicains étaient des rassemblements politiques et festifs qui se sont développés en France au 19e siècle, surtout à partir des années 1830-1840. Organisés par des opposants au régime monarchique, ils permettaient de contourner les interdictions de réunions publiques tout en réunissant autour de tables conviviales des personnes de divers horizons sociaux, politiques et culturels. À travers la convivialité, les discussions et les toasts portés à des valeurs communes (liberté, égalité, fraternité), ils ont réussi à créer un sentiment d'unité et de solidarité, favorisant l'émergence d'une conscience collective républicaine.
Plus récemment, la République des Hyper Voisins (un collectif d'habitants du 14e arrondissement de Paris qui fédère 15 000 habitants de tous les horizons pour renforcer le lien, la convivialité et la solidarité entre voisins, en quelque sorte “recréer une vie de village à Paris”) a démarré avec cette idée simple : se dire bonjour dans la rue et manger ensemble. Ils organisent des grands banquets dans la rue qui réunissent à chaque fois plus de 1000 personnes.
4/ Le TEMPS :
C’est-à-dire ? faire vivre et rendre efficace un groupe hétérogène ne peut s’inscrire que dans le temps. Et le temps, ça peut passer par :
la durée
la répétition
la disponibilité
Exemples :
Durée : une convention citoyenne dure entre 6 mois et 1 an.
Répétition : Patrick Bernard, l’initiateur de la République des Hyper Voisins, explique bien comment le succès de cette initiative repose sur les interactions répétées au quotidien et dans la durée.
🎙️ “ ça prend du temps mais à force de se croiser tous les jours, de se dire bonjour et de faire de choses ensemble, on arrive à embarquer des gens très réfractaires au départ, qui finissent par s’ouvrir et même parfois à être les acteurs les plus engagés de notre collectif très hétérogène ”
La disponibilité : j’ai été surprise de noter que dans la plupart des groupes et expériences que j’ai suivis, le téléphone était laissé de côté voire interdit. Dans les jurys d’assises par exemple, les téléphones sont interdits (il y a une suspension de séance spéciale pour que les jurés puissent prévenir leurs proches qu’ils ont été tirés au sort et qu’ils ne seront pas joignables jusqu’au soir).
5/ Du FAIRE ENSEMBLE au service d’un OBJECTIF COMMUN
C’est-à-dire ? C’est le Faire Ensemble qui permet le Vivre Ensemble et non l’inverse : on peut parfaitement « vivre ensemble » indifférents les uns aux autres, résignés à une juxtaposition subie. Les sciences comportementales démontrent que « faire ensemble » une activité concrète (danser, chanter, penser, faire du sport…) produit de la familiarité et de la préférence entre des membres, même très divers.
Exemples :
Le sport. Ça me rappelle les JO bien sûr. Mais surtout au quotidien, le sport repose sur l’énergie de 3,5 millions de bénévoles dans les 360 000 clubs amateurs que compte la France. Ces clubs de sport sont encore un des rares lieux de diversité de notre société.
Les chorales éphémères, comme celle de juin 2024 qui a rassemblé 500 personnes à Paris : des inconnus se retrouvent pour apprendre une chanson en quelques heures. Au début, c’est hésitant : chacun chante faux dans son coin. À la fin de la soirée, ce groupe hétéroclite réussit à chanter d’une seule voix de manière harmonieuse. Ils ne sont plus des étrangers : ils ont vécu ensemble une expérience concrète.
6/ Le focus sur LES POINTS COMMUNS d’abord, le traitement des DIFFÉRENCES ensuite :
C’est-à-dire ? Pour faire ensemble particulièrement dans un groupe hétérogène, il faut toujours commencer par déceler et valoriser ce qui rassemble (le COMMUN). Parfois, c’est évident (cf les Alcooliques Anonymes qui rassemblent aussi bien des personnes en grande précarité que des PDG autour d’un problème commun). Le plus souvent, c'est caché. Mais, il y en a toujours et il faut commencer par là, car c’est ce qui permet de “ brancher la prise “.
Martial Breton, facilitateur, membre des Gilets citoyens en 2019 (collectif à l'initiative de la convention citoyenne sur le climat), et participant tiré au sort à celle sur la fin de vie :
🎙️ “Il s'agit de rendre explicite l'implicite, et de partager du commun qui souvent est déjà présent mais caché ou enfoui sous d'autres normes.
Pour autant, si on veut construire des choses ensemble, on ne peut pas s’arrêter là. Il faut de la place pour la dissonance et la contradiction.
🎙️"Quand on met les gens dans de bonnes conditions, l’écueil, c’est plus le manque de conflictualité que l’inverse. En général, les gens sont tellement contents et agréablement surpris de voir à quel point ils peuvent s’entendre et construire ensemble que le risque, c’est que ça produise du mou” (Ariane Ioannides, organisatrice d’assemblées citoyennes chez Missions Publiques)
🎙️“L’enjeu c’est de comprendre que le désaccord n'est pas négatif : 1) ce n'est pas une mauvaise chose de ne pas être d'accord et 2) ça n'a rien à voir avec les personnes (je ne suis pas d'accord avec toi ne veut pas dire que je ne t'aime pas)” (Martial Breton)
Exemples :
Les conventions citoyennes reposent sur des processus exigeants qui vont de moments de convergence à des séquences de traitement des divergences basées sur le principe clef du “ contradictoire “.
Dans les procès d’assises, c’est aussi un principe clef. Article 16 du code civil “Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut retenir, dans sa décision, (...) les explications (...) invoqués (...) par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement”.
7/ Un CADRE avec des RÈGLES claires et un·e GARANT·E
C’est-à-dire ? N’espérez pas réunir des gens que tout semble opposer et que ça se passe bien spontanément. Pour ça, il faut un cadre et des règles du jeu artificielles. Comme m’a dit Emile Servan-Schreibert, chercheur en psychologie cognitive, spécialiste de l’intelligence collective et auteur de SUPER COLLECTIF,
🎙️ “ L’intelligence collective, la vraie, est une intelligence artificielle “.
Ces règles peuvent varier mais doivent prendre soin autant :
du RÉSULTAT (comment on peut agir efficacement)
que du CHEMIN pour y arriver (comment on peut y arriver de manière respectueuse)
sans que l’un prenne le dessus sur l’autre.
Ce cadre et ces règles peuvent varier mais il en est une qui revient toujours : l'ÉCOUTE. Évidente sur le papier, rarement appliquée dans les faits.
C’est là que le cadre ne suffit pas. Il faut ajouter un garant, qui peut être soit un tiers de confiance, soit un leader en posture basse qui a un “ pouvoir de “ plutôt qu’un “ pouvoir sur “.
Exemples :
Voyez par exemple comment le CIO (Comité International Olympique) garantit un cadre neutre et unificateur, permettant aux Jeux Olympiques de transcender les tensions entre nations en maintenant une neutralité politique stricte (stipulée dans la Charte olympique), en protégeant l’autonomie du sport ou en promouvant des valeurs de non-discrimination. Dans Au coeur des Jeux (documentaire France TV, à voir !), j’ai aimé voir comment Tony Estanguet, Président du Comité Olympique Paris 2024, a su incarner ce rôle de garant du cadre et faire travailler ensemble des opposants politiques comme Anne Hidalgo et Valérie Pécresse (je pense notamment à une scène bien tendax à un moment 😅).
Dans les jurys d’assises, j’ai retrouvé des règles de souveraineté / confidentialité / (relative) égalité des temps de parole - écoute / distinction entre espace de partage émotionnel et espace de prise de décision. Mais j’y reviendrai plus en détail dans un épisode dédié !
8/ LE SACRÉ :
C’est-à-dire ? Dit comme ça, ça fera peut-être tilter certain·es d’entre vous. Mais j’assume 🙃. Le sacré, c’est pas forcément religieux au sens 1er du terme, ça veut juste dire “sortir du monde ordinaire”. Et c’est essentiel pour fédérer des gens très différents. Ça permet à chacun·e de se sentir connecté·e à quelque chose de plus grand que soi. Que ce soit un idéal, une cause, un rituel, un symbole ou encore un lieu chargé d’Histoire, le sacré donne du sens.
Comme m’a dit Tarik Ghezali (Fabrique du Nous) et j’adore cette phrase :
🎙️“ Il faut du HORS DU COMMUN pour créer du COMMUN “
Exemples :
Pendant les JO, des rituels comme l’allumage de la flamme olympique, le serment des athlètes et les défilés sous une même bannière.
Dans les jury d’assises, les jurés se retrouvent dans un tribunal chargé de symboles (le drapeau français, la balance, le marteau du juge, la toge des juges et des avocats). Et imaginez aussi : le·la Président·e commence toujours par lire aux jurés un article du code pénal, un beau texte avec un côté quasi biblique (« Se comporter en hommes et femmes justes et probes”) qui rappelle l’importance d’un enjeu qui nous dépasse.
Les réunions des Alcooliques Anonymes (AA), qui rassemblent des individus de tous âges, milieux sociaux et croyances, ont un caractère presque sacré (cadrées par des rituels d’ouverture et de partage) avec une forte notion de transcendance (croire en quelque chose de plus grand, qu’il s’agisse de Dieu ou d’une force collective)
Donc on récapitule, pour lier des gens que tout semble séparer et leur faire accomplir des choses, petites ou grandes, ENSEMBLE(S), il faut :
Du CONTACT (via les SENS)
L'ÉGALITÉ, L’INDÉPENDANCE et la RESPONSABILITÉ de toutes les personnes en présence
De la CONVIVIALITÉ
Du TEMPS
Du FAIRE ensemble CONCRÈTEMENT au service d’un OBJECTIF COMMUN
Un focus sur LES POINTS COMMUNS d’abord, le traitement des DIFFÉRENCES ensuite
Un cadre avec des RÈGLES claires et un·e GARANT·E du cadre
Du SACRÉ
Que vous inspirent ces ingrédients ? Des réactions, des suggestions, des objections ? Dites-moi !
3 QUESTIONS À VOUS POSER POUR RÉFLÉCHIR ET AGIR :
❓Spontanément, comment ces 8 ingrédients résonnent pour vous ? Est-ce qu’il y en a qui vous semblent évidents ? D’autres qui vous font grincer des dents ? D’autres dont vous ressentez intuitivement le manque ?
❓Dans le passé, repensez-vous à des moments / lieux / expériences (au sport, à l’école, stage de permis à points etc.) où vous vous êtes retrouvés avec des gens très différents : est-ce que ces ingrédients étaient réunis, lesquels manquaient éventuellement ? Quel impact ça a eu ?
❓Qu’est-ce que ça peut vous donner comme idées de petites choses à mettre en place dans tous les lieux / moments où vous vous retrouvez avec des gens très différents (à votre travail, dans les transports, à l’école des enfants, au marché, dans votre copro, avec votre belle-famille 😅 etc.) ?
N’hésitez pas à me partager tout ce qui vous vient !
Et maintenant concrètement, qu’est-ce que ça peut nous donner comme idées de projets, d’expériences à créer, d’actions à mener ? À l’école, au travail, dans nos villes et territoires, dans les entreprises, dans notre manière d’être citoyens, dans nos vies tout simplement ? Comment on passe à l’échelle ? À quelle échelle d’ailleurs ?
Dans les prochains épisodes je zoomerai sur chacun de ces ingrédients et je tâcherai de répondre avec vous à ces questions…